dimanche 29 janvier 2012

Voiliers à propulsion électrique: vraiment écologique?





Les moteurs électriques sont « tendance », outre qu’ils sont « branchés », et les bateaux de plaisance n’y échappent pas.

Les journalistes des revues nautiques font de leur mieux pour informer leurs lecteurs des nouveautés, mais tombent parfois dans les chausse-trappes dont les dossiers de presse remis par les fabricants sont remplis. Nous allons essayer de les aider par quelques rappels à la physique de base.

Un  moteur électrique ne pollue pas ?

Pour avoir un sens, les émissions de CO2 doivent être considérées d’un bout à l’autre de la chaîne énergétique, et sans oublier leur composante « investissements ».

En France métropolitaine, la production électrique est à 95% exempte de CO2. Ceci est une moyenne sur l’année. En fait, le recours aux énergies fossiles a lieu principalement en hiver, saison où l’on ne navigue que très peu. On peut donc affirmer que l’utilisation sur un bateau d’un moteur électrique alimenté par ses batteries chargées à partir du réseau ERDF n’entraîne aucune émission.

Mais il en va très différemment dans des pays ou l’électricité est peu ou pas nucléaire ou hydraulique. Dans le cas fréquent (Italie, Irlande, Maghreb, mais aussi Corse) où la quasi-totalité de la production électrique est d’origine fossile, l’émission relative à la production électrique doit être divisée par les rendements cumulés jusqu’à l’utilisation, typiquement :
  • production électrique                 35%
  • réseau   de distribution               93%
  • charge / décharge batterie          75%
  • moteur électrique bateau            90%
soit en tout 35% x 93% x 75% x 90% = 22% à comparer au rendement d’un moteur diesel marin de même puissance, qui serait de l’ordre de 30%. Les émissions de CO2 sont ainsi aggravées d’environ 1/3 si le combustible primaire est un hydrocarbure, ou doublées si c’est du charbon, par rapport à  un diesel à bord.

Ajoutons que la batterie est un élément très cher, donc probablement très émetteur de  CO2. En première approche, utilisons le ratio simpliste, mais pas absurde, selon lequel les produits industriels non pétroliers émettent 1 tonne de CO2 par tranche de coût de 1000 €HT au niveau utilisateur.  Pour nos batteries évaluées à 30 000 € TTC, l’ordre de grandeur des émissions correspondantes pourrait être de 30 000 € /1,196 / 1000 €/T = 25 tonnes de CO2 qui auraient pu être émis par la combustion de 10000 litres de gazole avec lesquels un bateau à moteur diesel consommant 1,7 litre/heure aurait parcouru 30 000 miles nautiques en 6 000 heures. En d’autres termes, il faudra 1 200 recharges complètes avant de commencer à améliorer le bilan CO2… dans le cas improbable où les batteries n’auraient pas été changées avant !

Il faut ajouter que les batteries, quelques soit leur technologie, sont tout sauf vertes, et ici il y en a (8 x 2 + 4) x 15kg = 300 kg. Pas vert du tout !

Un moteur électrique « équivalent » à un moteur thermique ?

Les fabricants de bateaux électriques, ou de moteurs électriques pour bateaux utilisent presque systématiquement la notion de « puissance équivalente ». Celle-ci n’existe dans aucun livre de physique ou de techniques de l’ingénieur. La puissance mécanique d’un moteur, en watts, est le produit de sa vitesse angulaire (en rad/s) par son couple (en Nm). Tout le reste n’est que littérature !

Pour entraîner une hélice à une vitesse de rotation donnée, il faut que son arbre lui apporte cette vitesse en même temps que le couple correspondant, qui dépend de ses caractéristiques (diamètre, pas, nombre de pales, etc.). L’hélice « ne sait pas » si l’arbre sur lequel elle est montée est lui-même entraîné par un moteur thermique ou électrique, ou même par des pédales, et ses performances seront exactement les mêmes si on change de moteur en conservant couple et vitesse.

La vérité est que le moteur électrique, excellent et illimité en lui-même, est handicapé par la batterie  dont les capacités sont trop faibles, ridiculement faibles si on les compare au même poids de gazole, même affecté d’un coefficient de 30% pour tenir compte de rendement du moteur diesel. On est donc contraint à limiter la puissance du moteur électrique pour éviter de vider trop vite la batterie.

Afin de permettre néanmoins la propulsion de coques lourdes, les fabricants munissent les moteurs électriques d’hélices à pas court, capables de fournir une force de propulsion équivalente à moindre puissance, mais aussi… à moindre vitesse !

C’est pourquoi ils communiquent souvent en termes de poussée, sans spécifier la vitesse de synchronisme, et jamais en termes de puissance pour laquelle les termes de la comparaison seraient trop défavorables, et donc peu vendeurs…

Ils ajoutent souvent un argument spécieux sur le couple des moteurs électriques, qui serait selon eux plus élevé à bas régime. Qu’en est-il ?

Regardons d’abord les caractéristiques de puissance mécanique et de couple d’un moteur Diesel typique de voilier, le Yanmar 3YM30 :



On constate sur le graphe du bas que le couple est à sa valeur maximum de 70 mN jusqu’à 2500 t/min, puis décroît jusqu’à 60% de cette valeur, soit 42 Nm à sa vitesse maximum.

 Le graphe du haut, qui résulte du précédent puisque puissance = couple x vitesse, montre une puissance proportionnelle à la vitesse dans la zone de couple constant jusqu’à 2500 t/min puis croissant moins vite jusqu’à atteindre à partir de 3250 t/min un palier correspondant à la zone de couple fortement décroissante.

Tous les moteurs thermiques sans turbocompresseur ont des courbes de couple vs. vitesse de ce type, à peu de choses près. Notons que la zone de couple maximum est aussi celle du meilleur rendement du moteur, la vitesse de croisière s'y trouve bien en termes de vitesse, mais avec un couple un peu bas.

Les moteurs électriques de propulsion

Le couple d’un moteur électrique dépend énormément de sa technologie et de son mode d’alimentation. Par surcroît, sa puissance doit se définir par rapport à un « facteur de marche ». On considère habituellement, et en particulier ci-dessous, la puissance mécanique qu’il est capable de fournir en continu, c'est-à-dire avec un taux d’utilisation de 100%. Il faut retenir qu’à froid, il est capable de temporairement fournir plus sans détérioration s’il a été conçu à cet effet, mais ceci a peu d’intérêt sur un bateau, contrairement, par exemple, à une automobile.

Les moteurs les plus usuels en propulsion nautique sont à courant continu et aimants permanents, bien adaptés au fonctionnement sur batteries, dans deux variantes très différentes :
  •  Les moteurs traditionnels à collecteur : le stator est un inducteur à aimants permanents, l’induit (rotor) tourne et est alimenté par deux balais de carbone frottant sur un collecteur à lames de cuivre qui assure la commutation des sections.
  • Les moteurs « brushless » (sans balais), exactement identiques au plan électromagnétique, mais technologiquement très différents : le rotor est un inducteur à aimants permanents, le stator est l’induit dont les sections sont commutées électroniquement en fonction de l’angle du rotor détecté par un capteur à effet Hall. Ils ont l’avantage d’être plus durables et plus silencieux, grâce à l’absence de collecteur, et plus fiables, car les bobinages ne tournent pas.
Les moteurs « brushless » sont très proches des moteurs synchrones qui n’en différent que par l’absence de commutation électronique selon l’angle du rotor. Un alternateur est identique à un moteur synchrone.
Intrinsèquement, la courbe de couple des moteurs à courant continu (des deux familles) sont « plates », c'est-à-dire indépendantes de la vitesse. Selon leur mode de ventilation, forcée ou naturelle, le couple à basse vitesse pourra être identique ou un peu plus bas, mais jamais plus haut.

Résumons-nous : Quand la vitesse décroît depuis son maximum, le couple
  • ...d’un diesel croît jusqu’à un plateau maximum en dessous des 2/3 du régime maximum.
  • ...d’un moteur électrique à courant continu reste constant ou décroît un peu.
On voit mal ce qui autorise les fabricants de moteurs électriques de bateaux à alléguer un couple plus élevé à bas régime !

Il reste qu’un moteur électrique, contrairement à un thermique, peut être utilisé à des vitesses très basses, 20% du maximum ou moins, mais à ces niveaux, les couples et forces propulsives sont extrêmement bas, pratiquement sans intérêt.

Mais il y a pire. Revenons au premier graphe, repris ci-dessous.
  • La courbe rouge du haut est la puissance maximum que le moteur est capable de fournir à une vitesse donnée.
  • La courbe bleue du bas est la puissance réellement nécessaire pour entraîner l’hélice à travers l’inverseur.
  • A une vitesse (ou abscisse) donnée, le rapport des couples est égal au rapport des puissances.


On constate  que le couple réellement nécessaire n’est égal  au couple maximum du moteur qu’à la vitesse maximum. Dès que la vitesse décroît,  le couple nécessaire décroît beaucoup plus vite, et n’est plus que le ¼ du couple maximum à bas régime. Ceci signifie que tous les moteurs, thermiques ou électriques, ont un couple fortement surabondant à basse vitesse.


L’avantage lié au « couple plus élevé du moteur électrique à bas régime » est non seulement faux, mais en plus parfaitement inutile.

Un exemple concret : Voiles Magazine n° 194 de février 2012

Ce magazine publie un excellent dossier sur la question, avec de bonnes conclusions, notamment son tableau « En un coup d’œil… » (page 58), des encadrés clairs et simples sur les batteries (page 59), les architectures (pages 60-61), les composant (pages 62-63), et nombre de remarques et de réserves fort pertinentes. C’est sans doute le meilleur dossier que j’aie lu sur le sujet. Mais il n’a pas totalement échappé à l’enfumage par les fournisseurs de matériels électriques.

L’auteur de l’article écrit : « Le moteur électrique est un Elco 4000, soit au moins l’équivalent d’un 39cv thermique, et plutôt plus puissant à bas régime. Le générateur est un Polar DC Marine 14 KW, avec, pour la partie thermique, un D1-30 de Volvo Penta. Quant au parc de batteries, il est constitué de 16 batteries au lithium de 138 AH chacune. […] deux racks de 8 batteries lithium Valance […] 12 volts montées en parallèle…»

Les notices en ligne Polar DC Marine et Volvo Penta relatives au groupe électrogène sont cohérentes, avec une puissance mécanique de 14 KW, et une consommation de 290 gr de gazole par KWh.

La fiche en ligne du moteur Elco 4000 donne sa tension (108 volts) mais aucune indication, ni sur sa puissance électrique ou son intensité consommée, ni sur sa puissance mécanique ou son couple ! Bien sûr, il y a quand même cette fameuse puissance équivalente à 40 cv ou 20 kw. Curieux :  40 cv = 30kw, mais pas ici…

On peut quand même évaluer cette mystérieuse puissance. Le parc est constitué de 16 batteries  de 138 AH chacune. Rectifions leur montage en série (on le voit sur la photo) et non en « parallèle ». Le parc assure, en valeurs nominales :
  • Une tension de 13,5 x 8 = 108 volts, convenant au moteur
  • Une capacité utilisable de 138 AH x 2  x 90% = 248 AH
  • Une énergie utilisable de 108 v x 248 AH = 27 KWH = 96 MJ
Tout cela est parfaitement cohérent.
A titre indicatif, l’énergie utilisable du parc de batteries ci-dessus, soit 96MJ, se compare à celle du gazole (37 MJ/litre)
  • 2,6 litres avant rendement des moteurs
  • 7,7 litres après rendement des moteurs (respectivement 90% et 30%)
Notons au passage que la recharge de ce parc par un chargeur de quai n'est pas si évidente: la plupart des prises de ponton sont protégées par un disjoncteur 10 A, parfois moins.
  • La recharge du parc, rendement inclus, nécessite environ 27 KWH / 80% = 34 KWH
  • Pour ne pas excéder une puissance apparente de 230 V x 10 A = 2,3 KVA, le chargeur, selon sa technologie et le facteur de forme du courant appelé, ne pourra pas fournir plus de 2,3 x 80% = 1,8 KW environ.
  • La recharge prendra 20 heures, soit 10 fois le temps d'utilisation en mer à 5,8 nds ! (voir ci-dessous)
Dans la pratique, il faudra prévoir un emplacement "yacht", avec prise électrique de grande puissance, de préférence triphasée, et les frais de port associés... là où çà existe!

Le magazine annonce ensuite : « 812 miles. C’est la distance franchissable avec un plein de gasoil, soit 190 litre ». Il précise plus loin : « on atteint un régime de croisière soutenu (1200 t/min pour 5,8 nœuds » et au maximum : « On croise alors à 6,7 nœuds… ».

Bigre ! Mais en physique, il n’y a jamais de miracle.
  • Notons d’abord que le magazine ne dit pas si cette autonomie est un résultat d’essai ou d’un calcul. Compte tenu de la semaine  nécessaire pour un essai, il s’agit probablement d’un calcul.
  • Il ne précise pas non plus comment est utilisée la capacité de charge, continue ou intermittente. En continu, le moteur Volvo n’est pas à son optimum de rendement. En intermittent, il peut y être, mais le rendement de charge / décharge des batteries pénalise la chaîne.
  • Il ne dit pas à quelle vitesse cette autonomie est atteinte, alors qu’il s’agit là d’un point critique.
Explorons ce sujet : Le Hunter E36 a une coque moderne, à flottaison longue, de déplacement moyen. Aux vitesses envisagées, il navigue en immersion pure : pas de planning. Il existe dans les outils de l’ingénieur une formule (Propeller Handbok, Dave Guerr, page 10) de prédiction de la puissance à l’arbre d’hélice en fonction de :
  • Deux paramètres : longueur de flottaison et déplacement
  • Une variable : la vitesse du bateau
Elle est évidemment valide en eau plate, sans vent, évidemment quel que soit le type du moteur.  Son application au Hunter E36 donne le résultat suivant :

On observe 
  • la parfaite cohérence du résultat, notamment en vérifiant le maximum.
  • A la vitesse de croisière de 5,8nds, la puissance nécessaire est de 11,2kw.
  • A la vitesse maximum de 6,7nds, elle monte à 17,2kw.
  • A 4,0nds, elle se réduit à 3,7kw.
Les conclusions sont intéressantes pour le mode électrique :
  • La puissance mécanique du moteur Elco 4000 ne dépasse guère 17kw en mode « turbo » ou 11kw en mode croisière. On est bien loin des 39 cv (soit 29kw) annoncés, et en-dessous d’un moteur thermique courant… mais on est homogène avec le chargeur dont les 14 kw sont bien adaptés.
  • A 4 nœuds les 3,7 kw mécaniques, soit un peu plus de 4 kw électriques consommés, soit encore environ 40 A tirés sur la batterie donnent une autonomie de l’ordre de 6 heures ou 25 miles (par vent nul et mer plate, rappelons le), ce qui est remarquable pour une propulsion électrique, mais reste faible pour l’utilisateur.
  • Mais cette autonomie électrique décroît très vite avec la vitesse :
    • 2 h 15 min ou 13 miles à 5,8 nds
    • et 1h 25min ou 10 miles à 6,7nds
L’autonomie annoncée en mode thermique mérite un examen plus approfondi.

Dans les meilleures conditions, selon les données des constructeurs, le diesel du groupe électrogène consomme 0,34 litre de gazole par Kwh mécanique. La transmission d’énergie à l’hélice se fait par voie électrique via un alternateur et un moteur ayant chacun un rendement que nous estimons à 90%.
  • La consommation de gazole par KWh à l’hélice est donc 0,34/(0,9)²= 0,42 litre.
  • Le réservoir de 190 l contient donc 190 / 0,42 = 450  kwh, pour parcourir 812 miles.
  • Il faut donc consommer moins de 450 /812 = 0,56 KWh/MN.
  • La vitesse de 3 nœuds, qui requiert de 1,5K kwh, soit 1,5 / 3 = 0,5KW par mile répond à la question. Il faudra plus de 11 jours pour arriver à destination. Bien sûr, ce n’est pas sérieux.
L’autonomie « gazole » du Hunter E36 à la vitesse raisonnable de 5 nœuds,  soit 7,1kw, soit encore 1,7 litre à l’heure, n’excède pas 190/1,7= 112 heures ou 560 miles, ce qui n’est déjà pas mal.

Conclusion

Le bilan de cette configuration diesel électrique hybride du Hunter 36E, comparée à un diesel classique un peu plus puissant, est le suivant :
  • Emissions de CO2 : au mieux nul par recharge à partir du réseau en France, et négatif dans tous les autres cas: hors de de France et recharge par le groupe électrogène.
  • Ecologique hors CO2 : les 300 kg de batterie ont un impact évidemment négatif.
  • Puissance : on est un peu en dessous du standard.
  • Poids : on additionne deux moteurs électriques et un parc de batteries pour environ ½ tonne.
  • Autonomie thermique: la chaîne hybride dont le rendement n’est pas de 100%, pénalise un peu la performance.
  • Autonomie électrique : relativement bonne, mais très basse dans la pratique.
  • Bruit : Le silence est un avantage indéniable de la propulsion électrique, mais sur batteries seulement.
  • Frein : La présence d’un frein (moteur en marche arrière)  instantanément disponible en navigation à la voile peut être en petit avantage en eaux encombrées.
Il n’est pas certain que ce bilan justifie un supplément de l’ordre de 40 000 €… En tout cas, ce n’est pas l’écologie qui le justifiera !

La recherche d’une moindre émission de CO2 sur les voiliers serait beaucoup moins chère et beaucoup plus efficace en suivant les pistes suivantes :
  • Utilisation de diesel à injection électronique type « common rail », qui nécessite de l’électricité et un gazole de bonne qualité, donc moins rustique, mais quand même envisageable sur un voilier.
  • « Downsizing » (réduction de cylindrée) des moteurs pour ramener le point de fonctionnement dans   la zone optimum du plan « couple vs. vitesse ».
  • Utilisation d'un inverseur (à créer) ayant 2 rapports en marche avant, dont un « surmultiplié », en fait moins démultipliée, pour la même raison que ci-dessus, pour améliorer le rendement en vitesse de croisière à puissance réduite (plus de couple et moins de tours/min)
  • Recours a des moteurs thermiques à cycle d'Atkinson (taux de détente, et donc rendement, amélioré au détriment de la puissance maximum) 
  • Ne pas croire aux solutions miracles inventées par des bricoleurs, telles que le FDME
  • Mais surtout : naviguer à la voile !